Interview avec Christian Friedel

header03P.B. : Votre naturel dans le film est d’autant plus impressionné que le texte est particulièrement difficile. Est-ce compliqué, non pas de jouer Kleist, mais de parler comme lui ?

Christian Friedel : En fait, c’était un grand plaisir de parler comme Kleist. Quand on vient du théâtre, ce n’est pas nouveau et on est familiarisé avec sa langue. Personnellement, j’ai déjà joué quatre pièces de Kleist, c’est pourquoi j’ai éprouvé un grand plaisir à parler comme lui au cinéma. La plus grande difficulté consistait à ne pas perdre le fil dans ces phrases alambiquées, mais quand on a saisi le problème et qu’on prend vraiment plaisir à dire ces textes, les choses sont sinon simples, du moins simplifiées.

P.B. : Vous avez appris votre texte par cœur et vous jouez avec un naturel impressionnant. Au théâtre, on a souvent l’impression que le jeu est justement « théâtral », mais ce n’est heureusement jamais le cas dans Amour fou.

C.F. : Ce qui était intéressant pour moi — et totalement nouveau par rapport aux autres films dans lesquels j’ai joué —, c’est qu’il me fallait effectivement connaître mon texte par cœur. C’était primordial pour tous les personnages : le jeu des acteurs étant réduit à un minimum et la langue étant relativement artificielle, il n’était possible de garder son naturel qu’en récitant les dialogues par cœur. Lors du tournage, je me suis efforcé de parler aussi sobrement que possible. Il est vrai que je m’étais entraîné chez moi à réciter mon texte de manière à bien m’en imbiber et ne pas être trop désarmé face à la caméra.

P.B. : Ce qui veut dire que vous vous êtes mis dans la peau de Kleist chez vous…

C.F. : Oui, j’ai lu le texte à haute voix, j’ai appris les dialogues, les répétant sans cesse pour vérifier si ce que je disais était crédible ou non, si c’était compréhensible.

P.B. : Quelles pièces de Kleist avez-vous déjà jouées au théâtre ?

C.F. : J’ai interprété le rôle de Ruprecht dans La Cruche cassée et celui de Gottschalk dans La Petite Catherine de Heilbronn. J’ai également joué dans Le Prince de Homburg et l’adaptation au théâtre du Tremblement de terre au Chili.

P.B. : Quelle est la différence lorsqu’on joue Kleist au théâtre et dans un film de Jessica Hausner?

C.F. : Au théâtre, on répète durant six à huit semaines pour se familiariser avec le texte et l’ambiance est radicalement différente. Avec Jessica, l’objectif principal était de jouer aussi naturellement que possible en dépit de l’aspect relativement artificiel de la langue, d’avoir un jeu aussi sobre et crédible que possible. Jessica est quelqu’un de très précis, qui écoute avec beaucoup d’attention, au point qu’il faut prendre garde à ne pas se raidir et ne pas essayer d’être parfait. Ce qui compte vraiment pour elle, c’est de bien utiliser la langue pour mettre les personnages en évidence. Dès lors, la conversation, la communication prime sur le jeu d’acteur. C’est bien là une différence par rapport au théâtre, où le corps a souvent une grande importance, alors qu’au cinéma — et tout particulièrement avec Jessica —, il faut avoir un jeu beaucoup plus réduit. Tout cela a rendu le tournage extrêmement intéressant. Ajoutez à cela la biographie de Kleist, qu’il faut connaître bien évidemment, et l’honneur d’incarner son personnage. Bref : c’était un véritable défi de dire ce texte devant la caméra et une réalisatrice telle que Jessica.

P.B. : Vous vous êtes renseigné sur la vie de Kleist avant le tournage ? C.F. : Oui. J’avais déjà un aperçu de sa biographie par mon travail au théâtre, mais j’ai lu encore quelques livres sur lui à l’occasion du film. En tant qu’acteur, j’avais envie d’intégrer des éléments biographiques dans mon personnage mais j’ai rapidement compris que Jessica avait une autre idée, une autre version pour ainsi dire, aussi bien de Kleist que de Henriette.

Par exemple, elle n’accordait aucun importance particulière à son bégaiement. J’ai donc laissé tomber tous mes livres en me disant : « D’accord, c’est pas la peine d’essayer de rendre Kleist d’une manière aussi conforme que possible à sa biographie ».

P.B. : Avez-vous été étonné lorsque vous avez lu pour la première fois une biographie de Kleist ? Et qu’est-ce qui vous a surpris dans la version que Jessica donne du personnage ?

C.F. : Kleist a écrit un essai intitulé De l’élaboration progressive des idées par la parole. Il estime que les idées prennent forme lorsqu’on les exprime en parlant. Je pense que cet essai est très important pour un acteur qui doit faire parler Kleist devant la caméra. Ses pièces de théâtre et ses nouvelles sont très intéressantes elles aussi. Dans Le Tremblement de terre au Chili, par exemple, il exprime jusqu’à cinq ou six choses différentes dans une même phrase, ce dont d’autres auteurs ne sont pas forcément capables. C’est un livre dont je recommande vivement la lecture. Ce qui m’a surpris dans la version de Jessica ? Elle a dit un jour : « La correspondance de Kleist nous apprend beaucoup de choses, mais nous ne savons en fait rien de précis sur lui ». Elle le conçoit comme un homme obsédé par l’envie de mourir, quelqu’un de profondément égoïste et têtu, qui est vexé lorsqu’il ne trouve aucune femme disposée à mourir avec lui. Cette perspective m’a surpris par son côté radical, et c’est ce qui m’a intéressé dans le projet. De même, il n’est pas bègue comme on l’a longtemps supposé, mais au contraire très éloquent, ce qui lui permet d’avoir une grande force de conviction.

P.B. : Quelle est la particularité de Jessica en tant que réalisatrice ?

C.F. : Elle me rappelle fortement le travail avec Michael Haneke. Parce qu’elle écoute attentivement et donne des indications très précises aux acteurs. Elle ne se laisse pas distraire par les apparences mais regarde et écoute avec attention et reste ferme jusqu’à ce qu’une phrase ou une situation lui semble véritablement authentique. On retrouve cet amour du détail dans la manière dont elle compose les plans : où poser ce bouquet de fleurs ? Dans quelle direction ce chien doitil regarder ? En fait, elle compose ses plans comme des tableaux. Avec la précision du langage, c’est là ce qui caractérise son travail.

P.B. : Ce film n’est pas dénué d’un certain humour acide, dû notamment à l’incompétence de Kleist à se mouvoir dans la société.

C.F. : Oui. J’ai beaucoup apprécié que ce film ait de l’humour et une certaine légèreté, même s’il y est toujours question de la mort et de l’opinion selon laquelle le vrai amour ne peut durer que dans la mort simultanée des deux amants. Il était très important pour Jessica que le film ait cette légèreté incroyable.