Jessica
Hausner est née en 1972 à
Vienne, en Autriche. Elle a étudié la réalisation
à la Filmakademie de Vienne, où elle a tourné en
1996 le court métrage Flora qui obtient Le Léopard de Demain
au Festival de Locarno. Inter-View, son film de fin d’études,
a obtenu le Prix du Jury de la Cinéfondation au Festival de Cannes
1999. Deux ans plus tard, Lovely Rita, son premier long métrage,
est présenté en sélection officielle à Un
Certain Regard avant d’être distribué dans une vingtaine
de territoires. Avec son deuxième long métrage, présenté,
lui aussi, à Un Certain Regard, Jessica Hausner propose aujourd’hui
une lecture personnelle du thriller… |
Jessica Hausner was
born in 1972 in Vienna, Austria. She studied directing at the Filmakademie
of Vienna, where in 1996 she made the short Flora, which won the Léopard
de Demain at the Locarno Festival. Inter-View, her graduation film,
won the Prix du Jury of the Cinéfondation at the Cannes Film
Festival in 1999. Two years later, Lovely Rita, her first feature film,
was presented in the Official Selection at Un Certain Regard, before
being distributed in twenty territories. With her second feature film,
Jessica Hausner offers us today her personal vision of a thriller… |
Un thriller décalé Mon imaginaire est très imprégné par mon univers culturel. J’ai lu beaucoup de nouvelles et de contes autrichiens au moment de l’écriture d’HOTEL. Toutefois les éléments qui ont trait à la mythologie germanophone, notamment la forêt et la « Dame des Bois », font partie d’un jeu. Ce sont des leurres dramatiques à ne pas prendre au sérieux, au contraire, j’y vois un aspect ludique. La caractéristique principale du film de genre est son adhésion complète aux lois du genre. Elle procure au spectateur le sentiment de se trouver en terrain connu. Tous les codes étant respectés, sa sécurité n’est jamais mise à l’épreuve. Ce qui m’intéresse, c’est au contraire de parvenir à un langage cinématographique qui remette en question ce balisage et ce sentiment de sécurité. De la même façon,
je voulais échapper au naturalisme. Là, où d’une
certaine manière, dans un film autrichien, on s’attendrait
à voir des détails dérangeants, tout est propre,
les chemises sont blanches, les coiffures impeccables. Mon parti-pris
est de raconter une histoire sans proposer d’explications. Je voulais
vraiment ne pas donner trop d’indices et éliminer tous les
détails réalistes, sociaux ou psychologiques qui pourraient
fournir des informations aux spectateurs. |
An Off-beat Thriller My imagination is impregnated
with my cultural environment. I read lots of stories and Austrian tales
when I was writing HOTEL. The elements having to do with Germanic mythology,
in particular the forest and the “Lady of the Woods” are part
of it, too. But these are dramatic decoys, not to be taken too seriously.
On the contrary, The principle characteristic of a genre film is its adherence to the genre. It gives the viewer the feeling of being on familiar ground. All of the conventions are respected and the audience’s feeling of security is never put to the test. What’s interesting to me is, on the contrary, to arrive at a cinematic language that brings into question these road-signs and this sense of security. In the same way, I wanted
to get away from naturalism. At the moment when, in an Austrian film,
you’d expect to see disturbing, dissonant details, everything is
clean, the shirts are white, the hairdos impeccable. That betrays my prejudice
for stories that don’t explain too much, I really didn’t want
to give too many indicators and eliminate all of the realistic details,
be they social or psychological, that might give information to the audience.
It was critical for me to maintain a certain ambiguity. Neither the supernatural
nor the rationnal aspects of any event will be the last clue. |
||
FILMOGRAPHIE 1996 Flora (25’) Aaton Prize, Locarno 1996 New Cinema Prize, Viennale 1997 Grand Prix Européen, Angers 1999 1999 Inter-View (48’) Prix Spécial du Jury, Cinéfondation, Cannes 1999 2001 Lovely Rita (80’) Sélection Officielle, Un Certain Regard, Cannes 2001 Vienna Film Award, Viennale 2001 Prix FIPRESCI, Mention Spéciale, Viennale 2001 2004 Hotel (80’) Sélection Officielle, Un Certain Regard, Cannes 2004 |
|||||
Au-delà
des apparences
Pour moi, le réel tel qu’il
se révèle à nous est partiel, fragmenté et
incertain, comme un puzzle dont les pièces maîtresses ont
été égarées. J’ai voulu transcrire ce
réel incomplet dans HOTEL. Tout le monde cherche à combler
les interstices de ces béances mais l’on aspire aussi à
s’élever au-delà de la banalité du réel
par le désir de croire en autre chose, un « plus »,
qui peut se traduire par la ferveur religieuse ou la croyance en la vie
après la mort par exemple. Le film traite de ce « plus »,
de cette part d’inconnu qui se terre sous la surface du quotidien,
qu’on peut sentir mais pas nommer. Irène semble n’être
qu’une petite réceptionniste disciplinée mais un aspect
de sa personnalité est plus complexe, plus troublé qu’il
n’y paraît ou qu’elle-même le croit : c’est
son désir de changement, de quelque chose qui transcende les restrictions
de la routine qui est la sienne. |
Beyond Appearances
For me, reality as it is revealed
to us is partial, fragmented and uncertain, like a puzzle whose key pieces
have been lost. It’s this concept of an incomplete reality that
I hold to and which I wanted to transcribe in HOTEL. Everyone tries to
fill in these gaps, but we also aspire to lift ourselves above the banality
of our lives by wanting to believe in something else, in something “more”,
that can translate into religious fervor or a belief in life after death,
for example. The film looks at this “more”, the intangible,
unknown element under the surface of our daily lives. We can feel it but
we cannot name it. Irene seems to be just a conscientious receptionist,
but there’s a more complex aspect to her personality, more troubled
than we (or she herself) would expect. It’s her desire for change,
of something that transcends the restrictions of the routine that is her
life. |
||
Conte et écriture J’ai récemment lu les Contes de Grimm à une petite fille qui a adoré. Ce sont des récits brutaux où des gorges sont tranchées, des mains coupées et qui ne cessent de dire qu’il faut avoir peur de la vie. J’étais moi-même enthousiasmée par cette lecture. Les Contes de Grimm m’ont d’autant plus intéressée qu’ils évitent le manichéisme et nous disent que le bien et le mal coexistent, que l’on peut parfois avoir de la chance et bien s’en sortir, parfois pas. Par leur brutalité, ils expriment une vision très réaliste du monde. HOTEL avait beaucoup à voir avec l’écriture du conte qui repose souvent sur une structure très simple, comme mes propres scénarios. |
|||
Stories and Writing Recently I read the Grimm tales
to a little girl and she loved them. These are very brutal stories, where
throats are slit, hands cut off, and they keep reminding you that you
should be afraid of life. |
|||
La genèse du projet A l’origine, le projet remonte à une idée de court métrage que j’avais eue il y a longtemps : quelqu’un était menacé de mort par téléphone, prenait peur et entreprenait diverses actions pour se protéger, tout en tentant d’ignorer la menace. La vie confrontait cette personne à certaines peurs confuses auxquelles il devenait difficile de se soustraire. A la fin, elle quittait son appartement et disparaissait. Il s´agissait là d’une idée que j’ai eu envie de développer plus avant. Il y a aussi un souvenir d’enfance.
Lorsque j’étais petite, j’habitais dans une maison
isolée. Mes parents et ma sœur passaient le plus clair de
leur temps dans leurs ateliers respectifs à travailler. Je me souviens
de longues et sombres après-midi hivernales que je passais seule,
à flâner dans cette demeure silencieuse. Je me livrais à
un drôle de jeu, une sorte de rituel qui consistait, dans un premier
temps, à éteindre la lumière en haut des marches,
je descendais ensuite les escaliers plongés dans l’obscurité
jusqu’à l’entrée qui n’était pas
éclairée non plus et, de là, je me dirigeais vers
une pièce sans fenêtres, la garde-robe. Dans mon imaginaire
enfantin, cet endroit symbolisait l’épicentre du danger et
du mal. Là, il me fallait encore atteindre l’interrupteur,
très éloigné, et ce n’est qu’à
ce stade que je m’autorisais à allumer la lumière.
Ce jeu me mettait dans un état de peur panique tout en me procurant
beaucoup de plaisir. C’était une sorte de défi, un
piquant mélange d’envie et de crainte qui, plus d’une
fois, m’a sauvé de l’ennui. |
The Genesis of the Project Originally, I was coming back to an idea for a short film that I had a long time ago: someone being harassed over the telephone, getting scared, and taking certain actions to protect herself, all the while trying to hide the whole affair. Life conjured up some of this person’s fears, which became progressively difficult to hide. In the end, she left her apartment and disappeared. The idea was only the beginning of something I wanted to develop. I should also mention a childhood
memory of mine. When I was small, I lived in a house that was very isolated.
My parents and my sister spent most of their time working in their respective
studios. |
||
L’ombre du doute J’ai toujours entretenu une relation ambiguë avec le cinéma d’Hitchcock, sans doute parce que la clé de ses films réside dans son art de décoder la psyché de ses personnages. Mais, par ailleurs, sa façon de construire et découper une scène débouche sur une tension dramatique forte qui correspondait au climat que je tentais de créer dans HOTEL. Il y a notamment dans Sueurs froides, une scène où James Stewart parle à Kim Novak dans les bois. A un moment, elle recule de trois pas dans l’ombre. Le plan suivant correspond à la perception de la scène par James Stewart qui ne la voit plus. Elle réapparaît ensuite soudainement. Je trouve le montage et le découpage de cette scène fascinants. J’imaginais HOTEL composé de moments d’étrangeté semblables où quelqu’un épie ou se sent épié, entend des paroles qu’il ne comprend pas. Je voulais parvenir à une impression de suspense qui provienne de la stylisation et du montage mais qui ne repose pas sur une menace concrète et ne puisse pas se résoudre par le décodage des motivations des personnages. |
|||
The Shadow of Doubt I’ve always maintained an ambiguous relationship with Hitchcock’s films, no doubt because the key to his films rests on his talent for decoding the psyche of his characters. But otherwise, his way of constructing and editing a scene leads to a strong dramatic tension that corresponds to the climate I was trying to create in HOTEL. There’s a scene in Vertigo where James Stewart and Kim Novak are in the woods. At one point, she backs up a few steps into the shadows. The next shot shows the scene from James Stewart’s point of view, where he can’t see her anymore. And then she suddenly reappears. I find the cutting and editing of this scene fascinating. I imagine HOTEL as composed of strange moments like that, where people are watching someone, or feel watched themselves, and they hear words they don’t understand. I wanted to achieve a feeling of suspense that comes out of the style and editing, but which doesn’t rest on a concrete threat and which can’t be resolved by merely decoding the motivations of the characters. |
|||
L’émotion
enfouie C’est aussi pour cela que je ne me jette pas sur les émotions des personnages pour les livrer en pâture au public. Faire pleurer ou rire un personnage pour provoquer la compassion ou la joie du spectateur est une méthode, mais je trouve ca à peu près aussi intéressant que d’éplucher des légumes. Je préfère parler d’un état, d’un rapport au monde, d’émotions intérieures auxquelles il est difficile de laisser cours et que peut-être le spectateur n’accepte pas aussi facilement parce qu’ils sont liés à une peur profonde que l’on n’aime pas voir remonter à la surface. |
|||
Hidden Emotions In LOVELY RITA, the girl also had lots of deeply hidden emotions that don’t come to the surface. I’m convinced that, when it comes to psychology, there are no rules, no fixed formula, that unpredictability dominates. There is no logical understanding of other people and I’m not interested in creating one artificially. Psychology is an inappropriate term - we should really speak about “illogic-ology”. That’s also why I don’t squeeze out emotions from characters to put them on public display. To have a character cry or laugh to provoke compassion or joy in the audience is one way of doing things, but I find that about as interesting as peeling vegetables. I prefer talking about a state of feeling, a relationship with the world, of interior emotions that are difficult to project and which perhaps the audience isn’t so willing to accept at first because they’re tied to a profound fear that we don’t like to see come to the surface. |
|||
Solutions and Explanations My principle goal is really
not to frustrate the audience. But I’m committed to narrative that
communicates the idea that, in life, you cannot expect solutions nor explanations.
One day we’ll die and we still won’t know why. Often films
give the impression that everything is leading somewhere, that life is
going in a specific direction, that there’s a meaning behind it
all. |
|||
Trop de réponses nuit Ma préoccupation principale n’est évidemment pas de fruster le spectateur. Mais je tiens à une narration qui transmette l’idée que, dans la vie, les solutions ne surgissent pas d’elles-mêmes, qu’aucune réponse ne vient à nous par miracle. Et puis, un jour on meurt et on ne sait toujours pas pourquoi. Souvent, les films nous donnent l’impression que tout mène à un résultat, que la vie va dans une direction précise, qu’elle a un sens. Je ne crois pas en cela et je suis persuadée qu’il faut prendre le spectateur au sérieux, qu’il sait parfaitement, au fond de lui, que ce n’est pas le cas. Il est moins facile d’accepter que toutes les clés du récit ne soient pas livrées mais je crois que si on accepte cette donnée, le plaisir s’en trouve accru. On est confronté alors à d’autres perspectives, à des aspects de la vie qu’un récit formaté ne peut laisser entrevoir. |
|||
Death and the Maiden The conventional story, that is a story that takes on a meaning thanks to a dramatic climax, doesn’t satisfy me, faced with the complexities and the opacity of the world. I’m much more interested in writing about disequilibrium and randomness. Events accumulate without logic and are then suddenly interrupted, without a real conclusion; glorious beginnings see disastrous ends, human effort bears fruit or dies on the vine, but in every case, death awaits us all. What remains unclear is when, how, and why that must be. The end of HOTEL avoids spectacle and doesn’t tie up all the loose ends because that’s exactly what the film is trying to say: that in reality nothing is every resolved. When Irène enters into the darkness, it’s partly her choice, and partly her fate. On one hand, the film pivots around the thirst for understanding that inspires the exploration of the darker side of existence. On the other hand, it deals with death, of which no one has an intimate understanding, and which remains ineluctable, mysterious, and yet normal. |
|||
La jeune fille et la mort Le récit conventionnel, c’est
à dire une histoire qui revêt un sens par la grâce
d’une apogée dramatique, ne me semble pas satisfaisant au
regard de la complexité et de l’opacité du monde.
Cela m’intéresse beaucoup plus de décrire le déséquilibre
et l’arbitraire. Les événements s’enchaînent
sans logique puis s’interrompent de façon abrupte, sans réelle
conclusion ; des débuts glorieux connaissent des fins désastreuses,
les efforts humains portent leurs fruits ou restent parfois stériles
mais, dans tous les cas, la mort nous attend. Ce qui reste flou, c’est
quand, comment et pourquoi cela doit arriver. |